Info Histoire Seconde et Terminale : Coran est-il un livre comme les autres?
Coran n’est pas le seul texte sacré de l’humanité. En quoi tient donc sa singularité ?
(Source : article de Michel Orcel dans la Revue Sciences Humaines section Grands Histoire n°4, La Grande Histoire de l’Islam nov/décembre 2015-16, article paru en ligne 11 décembre 2015)
« Le Coran n’est pas le seul livre que les adeptes d’une grande religion humaine considèrent comme possédant un statut spécifique, sacral, d’origine divine. Loin s’en faut. Sans même parler du Véda des hindous ou de l’Avesta zoroastrien, la Bible se présente comme la compilation d’histoires et de textes directement inspirés par Dieu, notamment à travers la voix de ses prophètes. Chez les chrétiens, sans avoir exactement la même valeur, le statut de la Bible (dite « Ancien Testament ») est identique, avec cette différence de taille que les Évangiles (« Nouveau Testament »), relatant les faits et les paroles de Jésus, Fils de Dieu, viennent « accomplir » les écritures hébraïques.
Parmi les textes saints, la spécificité du Coran tient, pour la majorité de la communauté musulmane, dans la croyance selon laquelle le texte saint, prophétisé par Mahomet, est la Parole « incréée » de Dieu, « descendue » sur le Prophète tout au long de son apostolat. Il ne s’agit plus alors d’un livre « inspiré » mais « dicté ». En somme, le Coran occupe approximativement pour l’islam la nature et le rôle que Jésus, Verbe de Dieu et Dieu lui-même, occupe dans le christianisme. On comprend dès lors que le Coran soit communément considéré par les théologiens musulmans comme un « attribut » de Dieu, consubstantiel à Lui. Soulignons que, pour résoudre la difficulté à articuler cette nature divine du texte saint et sa réalité graphique (donc matérielle) et historique (car l’apostolat de Mahomet a une histoire et le Coran répond aussi à des événements précis de son époque), le courant rationaliste, dit mu‘tazilite, qui représenta même l’orthodoxie musulmane pendant une vingtaine d’années au 9e siècle, recourut à la notion de « Coran créé ». Notion répulsive pour le croyant commun d’aujourd’hui mais qui, après avoir apparemment disparu pendant plusieurs siècles, semble faire retour chez les penseurs réformistes contemporains.
D’énigme en découvertes
Si l’on demande à un islamologue occidental qui est l’auteur du Coran, le chercheur ne pourra que rester coi – sauf à répéter la vulgate musulmane. Mais si on lui demande qui a mis par écrit le Coran, il pourra ébaucher quelques réponses. Tournons-nous donc vers la question de la rédaction du Coran. Nous rencontrerons une réponse officielle et… de nombreuses énigmes. Pour la tradition, à la mort du Prophète, le Coran n’avait qu’une existence orale : à peine s’il existait des fragments épars notés sur des matériaux de fortune, le reste étant mémorisé en partie ou en totalité par de pieux disciples. Ce serait sous le troisième successeur de Mahomet, le calife ‘Uthmân, que, par crainte de voir la communauté diverger à propos du texte saint (car certains musulmans s’étaient constitué des recensions personnelles des révélations prophétiques), on se serait préoccupé d’en fournir une version canonique, tâche supervisée par l’un des secrétaires du Prophète. Une fois cette version établie, on en aurait envoyé des copies dans les grandes villes de l’empire. Et l’on aurait détruit les versions non concordantes.
Ce récit n’est pas irrecevable, mais rien ne vient le vérifier matériellement. Et de nombreux documents, mineurs mais signifiants, permettent d’imaginer une histoire un peu différente. Aucune des copies de ‘Uthmân ne nous est d’ailleurs parvenue, et jusqu’à une date récente on ne possédait du Coran que des versions beaucoup plus tardives. C’est notamment cette carence qui a permis aux « révisionnistes » (l’Américain John Wansbrough au premier chef) de soutenir que la version actuellement canonique du Coran avait été fixée très tardivement, au 10e siècle. Or un événement considérable s’est produit il y a quarante ans : la découverte des manuscrits de Sanaa, au Yémen. Bien que nous soyons encore loin d’avoir une analyse détaillée de ce matériau extrêmement riche (des milliers de manuscrits et autres palimpsestes), il est sûr que nous tenons là quelques-unes des plus anciennes versions écrites du Coran, si anciennes même qu’on peut les dater du troisième ou quatrième quart du 7e siècle, soit au plus tard cinquante ans après la mort du Prophète. Or même si les manuscrits coraniques de Sanaa ne sont pas absolument identiques au texte canonique actuel (ce qui irrite les intégristes et explique sans doute les réticences des autorités yéménites), ils en sont si proches que leur découverte ruine l’essentiel des thèses révisionnistes.
Déconstruire son histoire
De fait, entre le Coran – Parole incréée mais lacunaire quant au dogme et à la loi sociale – et l’islam comme corpus de croyance et corps politique, il a bien fallu que s’inventent, sur une durée minimale de soixante-dix ans (entre le début de la prédication de Mahomet et l’érection du dôme du Rocher à Jérusalem) et probablement beaucoup plus, une théologie, une dogmatique, une spiritualité, un droit qui ne préexistaient pas ou n’étaient qu’esquissés dans le texte saint. La biographie du Prophète et les hadîth*fournissent un récit officiel de cette « invention » ; mais ces deux sources n’ont été compilées que très tardivement et dans des conditions qui ne satisfont nullement aux critères requis par la science occidentale. L’islam lui-même reconnaît l’authenticité très variable des hadîth et en a codifié la valeur selon des normes qui lui sont propres. En réalité, nous ne savons que très peu de choses de ce moment augural. Des sources externes ou secondaires (grecques, syriaques, arméniennes, juives) nous renseignent sur l’historicité du Prophète et de son apostolat, sur sa connaissance religieuse, sur les liens originels du judaïsme avec l’islam naissant, etc. Ces références sont passionnantes, non seulement parce qu’elles témoignent d’une vérité historique, mais parce qu’elles attestent de la source commune des trois religions monothéistes. À partir de ces documents, on peut dire, sans surprise, que Mahomet joua un rôle religieux, politique et militaire. Aux yeux de nos « témoins » externes (amicaux ou hostiles), il semble qu’il ait proposé aux Arabes une sorte de judaïsme rectifié ou de christianisme non incarnationniste, proche de celui de l’hérésie arienne ; qu’il ait voulu ou souhaité reprendre Jérusalem pour hâter la venue du Messie ; enfin qu’il ait reçu l’appui des Juifs, alors persécutés par Byzance. Ces sources, on le voit, recoupent partiellement le dogme musulman ; et la figure du chrétien Waraqa, qui, dans la tradition musulmane, atteste le premier de la véracité du message divin reçu par Mahomet, pourrait bien être la trace de la parenté de l’islam avec ce que l’on appelle aujourd’hui le judéo-nazaréisme, c’est-à-dire un judaïsme ayant reconnu la messianité de Jésus sans accepter pour autant sa nature divine. Étudier la naissance de l’islam, ses liens avec le judéo-christianisme et son expansion impériale, qui s’est effectuée de façon beaucoup plus pacifique que le dit la doxa, conduit ainsi à ruiner la thèse du prétendu « choc des civilisations », du moins comme phénomène génétique.
Une constitution polyphonique
Cela dit, qu’en est-il de la nature et de la constitution du corpus coranique ? Ce souci peut être d’ordre polémique, comme on le voit souvent aujourd’hui, spécialement chez les islamophobes. Mais il est propre avant tout à l’esprit scientifique et paraît, de ce point de vue, tout à fait légitime. Force est de reconnaître, par ailleurs, que ce travail historico-critique a été fait depuis longtemps sur les origines du christianisme, tandis que les musulmans s’en sont bien gardés et que les orientalistes européens se sont souvent contentés de suivre la version canonique que donne l’islam de son histoire, sans s’interroger sur l’historicité de ces faits.
De fait, l’étude historico-critique confirme qu’il existait des variantes textuelles (assez mineures, au fond) dès l’époque du Prophète, et que l’ordre des sourates n’était pas du tout l’ordre aujourd’hui canonique. Une récente thèse – Le Coran révélé par la Théorie des codes de Jean-Jacques Walter (2014) –, fondée sur une étude mathématique d’un type nouveau, va dans le sens d’une constitution très progressive et « polyphonique » (plusieurs auteurs) du Coran. Pour provocateurs qu’ils puissent paraître, et bien qu’ils alimentent souvent « l’islamophobie savante », ces travaux sont très utiles et devraient pousser les chercheurs musulmans à opérer un minutieux travail de vérification, et à poursuivre cette quête de vérité historique dont l’islam ne dispense en aucune manière le croyant (il faudrait ici citer tous les appels coraniques à la raison humaine et au décryptage des « signes » divins). Signalons en passant que plusieurs chercheurs occidentaux, telle Patricia Crone, sont revenus sur leurs thèses iconoclastes, et que les travaux du fameux Luxemberg, qui a cru découvrir dans certaines sourates des copies arabes d’hymnes chrétiens syriaques, sont à la fois stimulants et entachés d’erreurs.
Clash entre islam et science
L’islam devra tôt ou tard affronter la déconstruction de son histoire. L’Église a dû subir la même épreuve ; elle n’en est pas moins vivante. Pour l’instant, il y a un problème entre l’islam et la science. La majorité des musulmans (y compris des jeunes élites) s’accrochent à une lecture purement sacrale et totalisante du Livre saint, lecture qui leur interdit de penser à la fois la vérité scientifique et la vérité religieuse – lesquelles, en réalité, ne sont pas du même ordre. Les passionnantes études du père Michel Cuypers montrent que ce n’est pas parce que l’on étudie les origines du Coran, ou que l’on dit qu’il a une histoire humaine, qu’on le désacralise. De ce point de vue, il serait bienvenu de revenir à la liberté des penseurs originels de l’islam. Ce travail est d’autant plus urgent qu’en se réfugiant dans la certitude qu’ils ont entre les mains un texte intouchable et une vérité absolue, les musulmans laissent le champ libre aux chercheurs qui veulent décrédibiliser leur foi et aux pires islamophobes…
En vérité, une grande part des « vérités révélées » des religions monothéistes rejoignent un fonds commun à presque toute l’humanité. Ce fonds-là n’a rien à voir avec la rationalité et avec l’histoire. Le croyant entre en relation avec sa croyance, et cela suffit. Là où les choses se compliquent, c’est quand les hommes « sacralisent » et l’on pourrait même dire « divinisent », à l’extérieur, dans l’espace social, les objets de leur foi. C’est, semble-t-il, ce qui s’est passé avec le Coran et – à un degré moindre – avec la figure du Prophète. Le premier est devenu un « attribut consubstantiel » à Dieu, et le second une figure qui excite aujourd’hui chez les musulmans une véritable « adoration », qui devrait être proprement scandaleuse pour les croyants, puisque, selon les termes mêmes de la confession musulmane, « il n’y a pas de dieu, sinon Dieu ». Que cette sacralisation du Coran ait été et continue d’être une force de première grandeur dans la religion musulmane (face aux « réformes » de l’Église, par exemple, qui a renoncé à sa langue sacrée et à une part de sa liturgie), c’est indubitable, mais le fait est que cette sacralisation a bloqué la recherche et fini même par rendre inutile, aux yeux des croyants de base ou des nouveaux convertis, toute autre lecture, toute autre science. Si le Coran est la Parole même de Dieu, qu’il contient tout, pourquoi en effet lire autre chose, pourquoi chercher ailleurs des vérités partielles ?
La possibilité d’une lecture littérale
Pour revenir au titre de cet article, disons que le Coran est et n’est pas un livre comme les autres. S’il s’apparente à la Bible et aux Évangiles, dont d’ailleurs, il se réclame, les musulmans tiennent fermement à sa nature de Parole incréée, tandis que les lecteurs laïques ont tendance à y voir un corpus constitué au cours d’une histoire humaine. Il est bien possible qu’une des erreurs initiales, fondamentales, de l’islam ait été l’inquisition mu‘tazilite, qui, par retour de bâton, a provoqué la réaction littéraliste et la pétrification du Coran comme « attribut de Dieu » et du hadîth comme tradition prophétique. Aux gens simples comme aux grands spirituels, il fallait, il faut laisser la possibilité d’une lecture littérale du texte saint. Aux chercheurs, on laissera la liberté de chercher… »
Pour aller plus loin…
• L’Invention de l’islam. Enquête historique sur les originesMichel Orcel, Perrin, 2012.
• Idées reçues sur le Coran Michel Cuypers et Geneviève Gobillot, Le Cavalier bleu, 2007.
• Dictionnaire du Coran Mohammad-Ali Amir-Moezzi (dir.), Robert Laffont, 2007.
• Idées reçues sur le Coran Michel Cuypers et Geneviève Gobillot, Le Cavalier bleu, 2007.
• Dictionnaire du Coran Mohammad-Ali Amir-Moezzi (dir.), Robert Laffont, 2007.
Que lit-on dans le Coran ?
Le Coran se présente comme l’ensemble des révélations de Mahomet. Ce livre comprend quelque 6 226 versets, répartis entre 114 sourates de longueur inégales, comprenant de 3 à 286 versets. Les spécialistes distinguent les sourates estimées promulguées à La Mecque entre ≈ 610 et 622 (d’ordre plus religieux), de celles dictées à Médine de 622 à 632 (d’ordre plus politique). Elles sont classées non par ordre chronologique mais par taille, des plus longues aux plus courtes.
Le contenu peut se résumer en quelques points essentiels :
• de nombreuses exhortations à n’adorer que Dieu (Allâh), unique et indivisible ;
• le commandement de suivre les révélations de Mahomet, le Prophète ultime, qui corrigerait les « erreurs » des textes saints juifs et chrétiens ;
• la certitude que l’humanité sera ressuscitée à la fin des temps : les croyants iront au paradis, les incroyants en enfer ;
• des conseils d’ordre moral ;
• des dispositions juridiques.
Un certain nombre de passages font référence aux événements vécus par la communauté d’origine, regroupée autour du Prophète. En ce sens, la trajectoire des premiers croyants acquiert le statut d’une histoire de référence, d’un mythe.
Il est souvent reproché au Coran de contenir des passages exaltant la guerre. Les musulmans préfèrent souligner les versets appelant à la coexistence pacifique. On y trouve les deux. Comme dans la Bible, où le Lévitique appelle à aimer son prochain quand le Livre de Josué exalte les génocides.
Terminons par un conte, en nous inspirant de John R. Bowen (L’Islam à la française, 2011) : une femme vivant en France vient consulter un imam*. Elle lui demande si, contractant un mariage religieux, elle et son mari doivent aller en mairie procéder à un mariage civil. L’imam exclusivement formé en Arabie Saoudite aura plutôt tendance à estimer que le mariage religieux suffit – Allâh est seul juge, l’administration française ne t’apportera que des ennuis. L’imam conscient des réalités locales recommandera le mariage civil – tu auras davantage de droits et de garanties sur ton patrimoine, tes enfants. Les deux argumenteront sur fond de lecture coranique et de référence auxhadîth, choisissant leurs exemples dans une large palette polysémique. S’il est hors de question de réécrire le Coran, on peut en choisir sa lecture.
Laurent Testot
Michel Orcel
Écrivain et islamologue, il est notamment l’auteur de L’Invention de l’islam. Enquête historique sur les origines, Perrin, 2012. Son site Internet :www.michelorcel.fr